Le sacrifice silencieux des 15 millions d’aidants

À l’occasion de la Journée nationale des aidants du 6 octobre, L’avocate Maître Duperoy-Paour, spécialiste du droit des seniors et des personnes âgées, lance un cri d’alarme sur la situation critique des 15 millions d’aidants afin qu’ils puissent bénéficier de droits effectifs à la hauteur de leurs besoins et de leur investissement.

Ils ont 20 ans, 50 ans, 70 ans ou plus. Il s’agit majorité des parents proches de personnes souffrant de maladies chroniques de longue durée. Des conjoints, parents ou amis ayant un point commun, celui de souvent sacrifier leur existence pour rester pendant des années au chevet de leur proche qui ne peut vivre sans une assistance régulière.

Ils opèrent en toute discrétion, souvent dans une profonde solitude et un grand désarroi, sans aide financière et psychologique adaptée, malgré les promesses des pouvoirs publics.

Jean, 78 ans, habite à Arcachon. Deux fois par mois, il prend la route pour se rendre à 300 km auprès de sa vieille amie, Marcelle, âgée de 95 ans, avec qui il reste une semaine à chaque voyage. Les enfants de Marcelle n’ont pas le temps de s’occuper d’elle. Jean l’aide, fait ses courses, le ménage, veille à la prise des médicaments. Il a subi une opération du rein, pourtant cela fait huit ans qu’il prend ainsi la route.

Estelle, 50 ans, a dû quitter son emploi à la banque pour s’occuper de son mari atteint d’une leucémie. N’ayant pu aménager son temps de travail, elle a été contrainte de démissionner. « Financièrement, je tiens tout juste avec nos économies. J’ai dû apprendre à tout faire. Je n’ai pas eu un jour de répit depuis trois ans. Les services sociaux sont aux abonnés absents. Je n’ai aucun avenir ».

15 millions de personnes au chevet de leurs proches sans véritable aide de l’État

Ce sont ainsi 15 millions de personnes en France qui viennent en aide par leurs propres moyens à autant d’autres personnes chroniquement malades, parfois avec l’aide infime d’une infirmière ou d’une aide à domicile.

Rappelons que ce sont les aidants qui, majoritairement, assurent les soins quotidiens de leurs proches, préparent leur repas, les accompagnent dans leurs visites médicales, accomplissent les démarches administratives indispensables.

Soutenir un malade au long cours est une tache lourde, difficile, souvent pénible. Cela implique très souvent de tirer une croix sur sa propre vie. Les aidants ont pour la majorité un métier, des enfants. Ils ont eux aussi droit à une existence normale, le droit de se reposer, d’avoir des relations sociales, de se cultiver. On leur demande rarement : « Et toi, comment tu vas ? » Car il leur arrive aussi de tomber malade.

L’impact sous-évalué de l’activité d’aidant sur la carrière professionnelle

Travailler comme salarié, indépendant ou chef d’entreprise tout en prenant soin d’un proche malade ou handicapé est un véritable défi. Comment faire pour continuer à gagner sa vie ? Comment concilier l’aide apportée à un proche et ses responsabilités professionnelles ? Comment éviter l’épuisement ?

Comme le révèle le Rapport Gillot[1], « un proche aidant sur deux déclare que son rôle d’aidant représente un choix préjudiciable pour sa carrière professionnelle ». Plus loin, on peut y lire que « la moitié des aidants interrogés n’ont pu conserver leur emploi, qu’ils aient été licenciés ou qu’ils soient partis d’eux-mêmes ».

L’impact financier de l’activité d’aidant : une question « tabou »

Les proches aidants font face à d’importantes contraintes financières.

Selon une étude intitulée « Le temps des aidants »[2] réalisée par l’observatoire du Groupe BPCE en avril 2021 :

  • L’aide apportée à un proche entraîne souvent des répercussions importantes sur l’activité, le déroulement et l’avancement de la carrière professionnelle (temps partiel, interruption d’activité, changement de poste, licenciement, démission, congé non rémunéré).
  • Une diminution des ressources et du pouvoir d’achat des aidants, liés au déroulement de leur carrière, à une réduction d’activité professionnelle (temps partiel, mi-temps), ou à une cessation d’activité professionnelle.
  • Des dépenses sur leur propre bourse liées à l’accompagnement du proche notamment pour les frais de déplacement, l’adaptation du logement, des courses et autres achats du quotidien, le recours à des aides domestiques. 59 % des aidants prennent en charge des dépenses ou apportent un soutien financier à la personne qu’ils aident. En outre ils sont amenés à régler le reste à charge du plan d’aide en cas d’impécuniosité du proche aidé et d’insuffisance de l’APA.
  • Des répercussions sur les droits à la retraite : la baisse de rémunération, les carrières incomplètes ou amputées entraînent une baisse de la rémunération et des trimestres validés et par conséquent une diminution du niveau de pension de retraite des aidants.

Une détresse psychologique trop souvent ignorée

Face à la maladie ou au handicap, le proche aidant est aussi mis à rude épreuve sur le plan psychologique : « Je ne sais pas comment l’aider. J’ai peur de mal faire ». « Je ne peux pas le laisser seul, je culpabilise ». « Je ravale mes larmes. Je n’ai plus de vie sociale alors que je suis encore jeune. »

L’équilibre conjugal et familial est souvent bouleversé voire brisé : « La vie de couple en prend un coup, la famille est chamboulée. »

A la recherche d’une réelle reconnaissance et d’une véritable solidarité nationale

L’État a effectué quelques progrès en 2015 et en 2019 avec deux lois reconnaissant l’existence et le rôle des aidants. La première a créé le congé proche aidant[3], la seconde vise à concilier leur vie professionnelle et leur vie personnelle[4]. Ces mesures restent très insuffisantes.

Sans l’action des aidants, tout un pan de la société française disparaîtrait dans le silence. Dévouement, sensibilité, courage, endurance, résilience, patience, compassion, bienveillance, tels sont les principales qualités de cette indispensable armée de l’ombre.

Aujourd’hui, trois ans après la parution du Rapport Gillot et des années après les promesses de l’État, où en sont les aidants ?

Des droits insuffisants, inadaptés voire symboliques

Des dispositions comme le droit au répit, le congé proche aidant ou l’allocation journalière du proche aidant ne suffisent, en effet, pas à répondre aux besoins spécifiques des aidants.

Le droit au répit

Créé par la loi d’adaptation de la société au vieillissement (ASV) du 28.12.2015, ce droit a pour objectif de permettre à l’aidant de se reposer. S’il a le mérite d’exister dans les textes, il relève du pur symbole.

Il prend en effet la forme d’un déplafonnement de l’APA, (l’aide personnalisée d’autonomie) à hauteur 500 € maximum par an ! En principe, il doit permettre une prise en charge temporaire de la personne aidée afin que l’aidant puisse souffler et prendre un peu de « répit ».

Or cette aide est adossée à l’APA dont doit d’abord bénéficier la personne aidée pour que l’aidant puisse en profiter.

En outre son montant est ridicule. Il ne permet aucun financement réel du répit compte tenu des tarifs d’hébergement en accueil temporaire et des frais liés à l’emploi ou à l’augmentation du temps d’intervention d’une aide à domicile salariée.

Le congé proche aidant

Prévu dans par l’article L.3142-16 du Code du travail, ce congé permet à une personne de suspendre ou de réduire son activité professionnelle pour aider et accompagner un proche en situation de handicap ou âgé ou qui connaît une perte d’autonomie importante.

La durée du congé est limitée à 3 mois, sauf disposition plus favorable de la convention collective applicable. S’agissant d’un congé sans solde, le salarié ne reçoit aucune rémunération de son employeur.

La durée de ce congé est trop courte, compte tenu du fait que la majorité des personnes aidées souffrent de maladies chroniques.

Le congé n’est pas rémunéré (il peut être compensé financièrement par l’AJPA).

L’allocation journalière du proche aidant (AJPA)

Instituée par l’article L.168-8 et suivants du Code de la sécurité sociale, cette compensation financière peut être attribuée durant le congé du proche aidant. Mais son versement n’est pas automatique.

En outre, les conditions d’attribution de l’AJPA sont très restrictives. En effet, la personne aidée doit présenter un taux d’incapacité égal ou supérieur à 80 %, reconnu par la maison départementale des personnes handicapées (MDPH), ou un degré de dépendance déterminé par le conseil départemental (évalué dans le GIR I à III).

De plus, le nombre maximal d’allocations journalières pouvant être versé à un bénéficiaire pour l’ensemble de sa carrière professionnelle est limitée à 66.

En 2021, le montant de l’AJPA est limité à 52,13 € par jour pour un aidant qui vit seul et à 43,89 € pour une personne vivant en couple.

Ces mesures sont à l’image des autres mesures actuelles prévues par le législateur à l’égard des aidants : inadéquates et dérisoires.

Elles sont en total décalage avec la réalité des aidants et celle des personnes aidées. En effet, le congé et l’AJPA sont uniquement articulés autour de la personne aidée, ils ne prennent pas en compte les besoins de l’aidant, notamment relatifs à son état de santé et à l’incidence professionnelle sur sa carrière.

Des évolutions insuffisantes et trop lentes vers un statut de l’aidant

Après la publication du rapport Gillot, plusieurs mesures ont été proposées pour une meilleure reconnaissance du rôle des aidants, maillon fort et principal support actuel de la solidarité nationale envers les personnes handicapées et âgées et afin de valoriser leur l’utilité sociale et économique.

Il y a eu par exemple la proposition de loi n° 2873 visant à soutenir les proches aidants et la loi n° 2019-485 du 22 mai 2019 visant à favoriser la reconnaissance des proches aidants[5].

Ces évolutions constituent un net progrès dans ce domaine. La diversité des aides apportées et des personnes aidantes ne doit pas être un frein à l’établissement d’un statut officiel de l’aidant ou à la mise en œuvre des moyens de soutien à leur égard.

Les recommandations du Cabinet Duperoy-Paour :

Les avancées légales, bien que remarquables depuis ces 5 dernières années, ne contiennent pas de mesures effectives, incitatives ou encourageantes permettant une pleine reconnaissance et valorisation du proche aidant.

Les aidants ont été particulièrement éprouvés durant la crise sanitaire. Leur rôle indispensable a été mis en exergue durant cette pandémie.

Les pistes d’amélioration qui permettraient aux aidants de concilier leur activité d’aidant, leur vie professionnelle et leur vie privée sont pourtant nombreuses :

  • Rémunérer le congé proche aidant.
  • Consolider le droit au répit, notamment son financement, pour le rendre effectif et efficace.
  • Réduire l’impact négatif de l’activité d’aidant sur les droits à la retraite (trimestres d’assurance supplémentaires, retraite spécifique, prise en compte de la notion de pénibilité dans le calcul des retraites, compte tenu de l’aide physique, morale et psychologique apportée à la personne aidée).
  • Valoriser l’activité d’aidant dans la carrière professionnelle et l’engagement citoyen par la création d’un autre volet au compte personnel d’activité.
  • Aménager les règles de succession afin de permettre d’avantager le proche aidant.

Le dévouement des 15 millions d’aidants mérite le respect et force l’admiration.

De nouvelles avancées légales, en adéquation avec cette réalité sociale qui nous concerne tous, permettraient d’améliorer le sort des aidants pour aboutir à une reconnaissance réelle de leur place à la hauteur de leur engagement et de cet enjeu de solidarité nationale.

A propos du Cabinet Duperoy-Paour

Impliqué depuis de nombreuses années dans la défense des droits des seniors, le Cabinet Duperoy-Paour s’est notamment spécialisé dans le droit des personnes âgées, de la retraite, des tutelles et curatelles.

Maître Judith Duperoy-Paour est titulaire du certificat d’aptitude à la profession d’avocat, d’un DEA de contentieux de l’Université de Paris X-Nanterre et du certificat de l’Institut des hautes études internationales de Paris II-Assas.

www.ledroitdesseniors.com/le-cabinet-davocats/

[1] Rapport de juin 2018 remis par de Dominique Gillot, Présidente du Conseil national consultatif des

personnes handicapées (CNCPH), Tome 2, « Préserver nos aidants : une responsabilité nationale.

[2] https://groupebpce.com/etudes-economiques/bpcelobservatoireaidants

[3] Loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement.

[4] Loi n° 2019-485 du 23 mai 2019 prévoyant des mesures tendant à améliorer la reconnaissance des proches aidants pour leur permettre de concilier leur vie professionnelle et leur vie personnelle.

[5] https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000038496095